Le journalisme narratif, le storytelling et l’entrepriseAlexandre des Isnards - 27 septembre 2019

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Un clavier qwerty à l’ancienne

Comment la démarche du journalisme narratif permet aux entreprises de mieux communiquer.

Jeudi dernier, je somnolais dans le TGV qui nous ramène de Lyon quand Charles me dit : « Lis ça ! ». Je n’ai pas l’habitude de protester quand mon associé ne contrôle pas son leadership. Et j’ai bien fait. Quelle claque !

La gifle en question ? Un article du NouvelObs : « Attention, le journalisme narratif débarque en France ». Cette forme de récit apparue dans les années 1970 mêle précision du journalisme et subjectivité de la fiction. Une écriture aux confins de la littérature et du documentaire, une pulsion entre un style littéraire et des exigences de rédacteur en chef, un récit vrai mais de facture romanesque. L’effet est ébouriffant. Tom Wolfe, Truman Capote, David Wallace en ont fait des chefs d’œuvre. Tom Wolfe en a extrait les dénominateurs dans la préface à l’anthologie du New Journalism en 1973 :

Merci Tom ! Nous connaissions tes romans, mais pas ce courant. Ces éléments nous parlent. Ils correspondent à ce que nous défendons en matière de storytelling. Comment les appliquer dans l’univers polissé de l’entreprise ?

Etape 1 : collecter 

D’abord, il faut des faits. Et plus on en a, mieux c’est. Le journaliste fouine, amasse, cherche les détails, plein de détails. William Winnegan, reporter au New Yorker et prix Pulitzer pour son autobiographie en 2016, se dit «: spécialiste de l’inattendu: ». Tellement bien vu. Il raconte aimer traîner avec les gens, leur poser un tas de questions, faire les mêmes activités qu’eux (regarder la télé, couper du bois, aller à un meeting). Pour mener son enquête à la rédaction de Star, un quotidien de Johannesburg, il s’est fait passer pour un membre de la rédaction. Et ça a marché. Se côtoyer jusqu’à faire partie du décor, c’est l’idéal. 

Il est plus difficile pour nous de se fondre en entreprise. La communication est contrôlée. Quand nous voulons sentir l’atmosphère et « collecter le réel » chez nos clients, nous avons souvent des résistances du genre : « Mais à quoi ça va vous servir de faire cela ? » Ils privilégient les exercices imposés, les one-to-one planifiés ou les questionnaires à distance. Nous avons besoin du contraire. Alors il faut feinter. On a nos techniques pour favoriser la spontanéité et obtenir des réactions sincères. On a appris aussi à ne pas interrompre. D’ailleurs les moments d’imprécision, les changements de sujets de nos témoins sont eux aussi très révélateurs. On va sur place prendre le pouls. On passe une tête à la cafét’ écouter ce qui se dit. On amasse en vrac du « réel ». On ne saisit jamais tout. On espère être au plus près du vrai. C’est impressionniste.

Pour trouver ces perles de la réalité, l’empathie est la clé pour capter le ressenti dans nos vies au bureau. A quoi pense un salarié quand il sait qu’il va passer en flex office ? Quel va être son premier réflexe ? Quel objet va-t-il prendre ? Chez un client qui organisait des flex days pour habituer les collaborateurs à abandonner leur bureau personnel, nous avons vu qu’un collaborateur était venu avec sa chaise ! Avait-il peur de ne pas en avoir ? Ces petites anecdotes disent plus que tous les discours sur l’appropriation de l’espace.

Etape 2 : restituer 

Le journalisme narratif n’est pas une accumulation de « choses vues ». Pour restituer, il ne faut pas tout raconter. Enquête de terrain d’abord, dissimulation du travail documentaire ensuite. Il faut régurgiter, digérer, trier tout ce qu’on a amassé. Ce temps de gestation, on ne l’a pas toujours. Quelquefois, on n’a qu’une nuit. Parfois, ça suffit. Il n’y a pas de recettes, certaines choses sont évidentes, on les garde. D’autres émergent plus tard. La subjectivité commence dès la sélection des faits. Le public retient ce qui a l’air vrai. Or, souvent le réel sonne faux, il faut l’adoucir. «: Racontez une histoire à quelqu’un. Si vous ne l’arrangez pas, on la trouvera incroyable, artificielle. Arrangez-la et on la trouvera plus vraie que nature.: » disait George Simenon. 

Comment restituer ? D’abord essayer de parler en votre nom. Le journalisme narratif part du point de vue du narrateur. Tenez, là, vous êtes avec moi, vous voyez les choses à travers moi. Si vous lâchez la lecture de ce billet, c’est que je raconte mal ou que vous avez mieux à faire. Ce point de vue subjectif apporte un peu de présence. Dans un article de journalisme narratif célèbre : « Bienvenue chez Mugabe ! », la journaliste utilise le « je », pour elle, et le « tu » pour son protagoniste. On est pris. Extrait : « Ta mère est morte voici trois ans, emportant avec elle tes racines. Ta seule raison de rester avait disparu. Alors, sans rien dire à personne, tu as quitté le Zimbabwe. » Revue XXI, numéro 4, automne 2008. Pour cet article, Sophie Bouillon a obtenu le prix Albert Londres à 25 ans.

Pour un texte corporate, glisser du « nous » oblige à être sincère, impliqué. Comme si vous installiez votre lecteur à côté de vous. Quand vous dites « nous », vous ne pouvez plus vous dissimuler derrière des tournures impersonnelles ou de la voie passive. Dire « vous » parfois marche aussi. Ça réveille le lecteur.

Mettez du sensible, des images, des exemples. Les discours aujourd’hui sont souvent désincarnés. Ils s’abritent derrière des notions abstraites qui font pro mais ne touchent pas. Si vous dites, « Préservons la biodiversité », votre message sera aussitôt lu, aussitôt oublié. Alors que « Rendez-nous nos coquelicots et nos bleuets. » (extrait du livre Nous voulons des coquelicots de Fabrice Nicolino) est bien plus parlant, non ? Et puis, une fleur peut mobiliser, comme les œillets au Portugal. Le narrative journalism aime ces « détails » à haut potentiel symbolique.

Dans nos travaux, nous essayons de former nos clients à la « culture de l’exemple. » Nous les encourageons à prouver, plutôt que de s’auto-glorifier. A expliquer en quoi leur solution est unique plutôt que l’affirmer. Au lieu de parler de « vos projets innovants », parlez d’une de vos innovations. Evoquez les circonstances (lieu, date, le temps qu’il fait, les habits que vous portez), ça a l’air trivial, c’est pourtant primordial. 

Le narrative journalism utilise beaucoup ce qu’on appelle de façon scolaire le style indirect libre. Nous préférons appeler cela le discours vécu. Faire comme si le narrateur s’exprimait à haute voix permet de saisir la pensée en direct. On sent le narrateur s’amuser à raconter les choses.

A l’ère de la conversation, les marques et leurs managers doivent se faire entendre ainsi. Les marques ne peuvent plus se cacher derrière une entité morale. Le public veut des coulisses, des réponses claires et sincères. Pas des robots, du jargon, des formulaires. Ceux qui émergent sont ceux qui ont l’air sincère. Et cette sincérité demande du travail : collecte, tri et restitution du réel. Ce réel est au service d’un ton, d’un style, d’une voix. Votre voix. Mais c’est une autre histoire. Pour un autre billet.